Delphine MORLAIS
(1889-1945)
Les origines familiales : Pierre et Joseph, les frères boulangers de Guingamp et de Brest.
Nous sommes vers 1840. Pierre MORLAIS a environ 27 ans lorsqu'il quitte la ferme du Cas-Rouge en St-Gilles (Ille-et-Vilaine) où il est né en 1813, pour s'installer boulanger à Guingamp (Côtes-du-Nord). Il a fui une ferme surpeuplée, sur laquelle il n'avait aucune prétention en tant que troisième enfant.
Les raisons du choix de cette ville restent inconnues. C'est rue St-Yves à Guingamp que Pierre installe sa boulangerie, à l'origine de la famille des "boulangers MORLAIS de Guingamp".
Le frère de Pierre, Joseph MORLAIS, né au Cas-Rouge en 1828, avait quant à lui choisi le même métier de boulanger mais avait poussé l'aventure un peu plus loin pour s'installer à Brest et fonder la famille du "boulanger de Brest" d'où descendra Marie LE BAILL en 1918.
Pierre MORLAIS, le "boulanger de Guingamp", épouse Marie LE BAIL (simple homonymie avec Marie LE BAILL, née à Brest en 1918) en 1841, dont il aura sept enfants. A son décès, il se remarie en 1862 avec Vincente MOIGNET, issue d'une famille de boulangers. Le couple aura quatre enfants, dont Edouard MORLAIS qui naît en 1866.
Les familles de boulangers "de Guingamp" et "de Brest" continuent quelques temps à se fréquenter. En 1866 par exemple, Caroline MORLAIS, fille de Pierre et de Marie LE BAIL, habite à Brest où elle est boulangère. Son oncle brestois Joseph est témoin de son mariage.
Mais, les années passant, les liens entre cousins se délitent peu à peu. Il semble que les enfants et petits-enfants de Joseph, constituant la branche brestoise des MORLAIS, n'aient pas su que des cousins proches vivaient ou avaient vécu à Guingamp. Ceci explique pourquoi l'existence des "boulangers de Guingamp" ait été ignorée par les générations natives de Brest. De plus, Pierre décède en 1880 et Joseph n'a que peu de raisons d'alimenter des relations avec des cousins qu'il connaît sans doute assez peu.
Il n'est donc pas surprenant qu'aucun parent proche (Charles MORLAIS, sa fille Marie MORLAIS, sa petite-fille Marie LE BAILL épouse RENAULT) n'ait évoqué ni même connu la vie de Delphine MORLAIS, la guingampaise.
Contrairement à la branche brestoise, dont seul Joseph MORLAIS est boulanger avant de faire faillite en 1873, ce métier constitue une petite dynastie au sein de la branche guingampaise : outre Pierre, le père arrivé du bassin de Rennes, on trouve ses enfants Marie Caroline (boulangère à Brest), Charles (boulanger à Guingamp puis à Bourbriac), Guillaume (boulanger à Guingamp), Edouard (boulanger à Guingamp) et Jean Marie (boulanger à Guingamp).
A en juger par le métier de très nombreux témoins de naissance, de mariage ou de décès, la famille MORLAIS étend largement ses relations au réseau des boulangeries de la ville.
Une jeunesse guingampaise.
Edouard MORLAIS, fils de Pierre, est parfois qualifié de garçon-boulanger ou de fournier. Il se marie en 1887 avec Jeanne Caroline JOUANNARD, dont il aura cinq enfants : Jeanne, Delphine, Edouard, Pierre Gustave et Pierre Ange.
Delphine MORLAIS naît ainsi à Guingamp le 3 juillet 1889.
Elle passe son enfance au sein de la boulangerie familiale, et devient couturière. Jusqu'à l'âge de 21 ans, elle habite chez ses parents 23 rue de la Madeleine à Guingamp en compagnie de ses frères Edouard et Pierre, et de son oncle Arthur Jouannard [cf. recensement Guingamp 1911, AD22].
Elle se marie le 24 avril 1911 avec Auguste LE GALL, un jeune forgeron qui habite non loin, 3 rue Faven, avec sa sœur Maria, couturière comme Delphine. Le jeune couple choisit d'habiter là.
Deux ans plus tard, Auguste et Delphine ont un premier enfant, hélas mort-né, en 1913.
La "grande guerre" éclate en août 1914. Dès les premiers jours du conflit, Auguste LE GALL est mobilisé en tant que canonnier dans le 110ème Régiment d'Artillerie Lourde Hippomobile. Quelques rares permissions le font revenir brièvement à Guingamp, loin des tumultes et du vacarme meurtrier du front.
En 1917, alors qu'il est reparti au front après une dernière permission, naît sa fille Marie Augustine qui ne vivra que 24 heures. Son père, dont elle porte le prénom, n'aura pas le temps de la voir. Un mois après, il revient à Guingamp pour y mourir à l'hôpital général de ses blessures de guerre.
A 26 ans, Delphine MORLAIS a perdu son mari et ses deux enfants. Son père meurt cinq ans plus tard.
Les années 20 et 30 et l'engagement politique.
Dès la fin de la guerre, Delphine quitte son logement de la rue Faven où elle sent désormais seule, et va habiter 70 rue de la Madeleine, non loin du domicile de ses parents et de ses frères qui habitent toujours au 23 de la rue et qui y resteront après le décès de leur père Edouard en 1922.
Parmi les frères et sœurs de Delphine, sa sœur aînée Jeanne s'est mariée en 1910 à Eugène Guérin et n'habite plus le domicile parental. Leur fille Jeanne, née en 1916, décèdera en 1998 à St-Hilaire-du-Harcouët.
Son frère Edouard, né en 1892, habite toujours chez sa mère en 1936. Il est ouvrier ajusteur chez Yves Offret, une entreprise de métallerie et serrurerie située à Ploumagoar.
Edouard "fils" a hésité à choisir un métier. A 21 ans, il est engagé volontaire puis est mobilisé en 1914 et affecté à l'artillerie coloniale. Il passera l'essentiel de la guerre 14-18 à combattre en Indochine.
Rappelé à l'active en septembre 1939, il est mis en réserve en janvier 1940 et renvoyé dans ses foyers 23 rue de la Madeleine. Il est affecté jusqu'à l'armistice de juin 40 chez son propre employeur.
Delphine eut enfin deux frères prénommés Pierre. Si le premier (1898-1903) mourut en bas-âge, le second (1904-1976) habita chez sa mère avec son frère Edouard jusqu'au milieu des années 30. Il se maria en 1935 près de Caen où il habita jusqu'à son décès.
Delphine quitte son métier de couturière et s'installe commerçante au début des années 1920, activité qu'elle conservera jusqu'en 1943. Elle vit assez modestement de son commerce de marchande foraine.
Son activité professionnelle lui fait rencontrer un public plus nombreux et plus diversifié que son premier métier de couturière.
C'est probablement à l'occasion de ses nombreux échanges qu'elle s'engage politiquement, sans que l'on sache encore précisément la nature de son militantisme jusqu'à la Seconde Guerre Mondiale, au sein ou proche du parti communiste.
Elle est engagée dans la résistance et milite au sein du PC clandestin des Côtes-du-Nord, après l'interdiction de ce parti en septembre 1939.
Proche de la militante Marie FOLLEZOU depuis le début des années 30, elle hébergea en 1942 les principaux dirigeants du PC clandestin dont Jean JOUNEAU, Antoine et Denise GINOLLIN, Odette OFFRET.
Elle fait la connaissance de Léontine LE GALL, fermière à Plouisy qui livrait son lait à Guingamp. Avec elle et de nombreux autres militants, elle contribue à reconstituer peu a peu les bases d'un PC clandestin.
Après la trahison de Léon RENARD, ancien chef du réseau, Delphine est arrêtée le 6 août 1943 à son domicile de la rue de la Madeleine par la SPAC (section de protection anticommuniste), la même semaine que son amie Léontine LE GALL, dans le cadre d’une très vaste opération de démantèlement de l’organisation clandestine du PC.
C'est ici, à son domicile 70 rue de la Madelaine,
que Delphine MORLAIS est arrêtée par la police de Vichy le 6 août 1943.
Du 10 août au 15 août 1943, Delphine et ses amies sont détenues à Saint Brieuc, rue Vicairie, ou elles subissent des interrogatoires musclés. "Les miliciens de la SPAC n'épargnaient personne", écrit Louis PICHOURON, qui poursuit : "Certaines femmes ou jeunes filles furent torturées de façon odieuse".
Elles sont ensuite transférées au commissariat de police, rue Jouallan, où elles sont écrouées du 15 août au 12 septembre.
Elles sont alors transférées à Rennes, où elles sont incarcérées du 12 septembre au 23 novembre 1943 à la prison Jacques Cartier, puis sont détenues jusqu'au 20 mars 1944 à la prison d'Angoulême, où les visites des familles sont admises. S'agissant de Delphine, veuve et sans enfants, cette disposition ne sera probablement d'aucun réconfort.
Ce droit de visite n'est pas un geste sincèrement bienveillant : le régime de Vichy sait en réalité que ces prisonnières quitteront prochainement et durablement, sinon définitivement, le territoire français.
C'est à Angoulême que les autorités françaises remettent les prisonnières aux autorités allemandes, qui les envoient d'abord au Fort de Romainville où elles sont internées du 20 mars au 18 avril 1944.
En ce jour du 18 avril, Delphine et ses nombreuses codétenues sont transférées à la gare de l'Est, où les attend un terrible convoi : elles sont 417 femmes sauvagement parquées dans les wagons à destination de Ravensbrück, où elles arrivent le 22 avril 1944.
Le camp de Ravensbrück est réservé aux femmes et aux enfants. Les détenues y sont soumises à un travail de production au profit de l'armée allemande. Lorsque l'état de santé d'une détenue ne lui permet plus de produire suffisamment, celle-ci est alors détenue dans un bloc où le travail est réputé moins exigeant, au prix d'une ration alimentaire diminuée.
C'est ainsi que Delphine MORLAIS (matricule 35234) et son amie Léontine LE GALL (matricule 35233) sont affectées au bloc des tricoteuses.
En janvier 1945, on estime à environ 50 000 le nombre de femmes et enfants détenus à Ravensbrück, nombre qui se trouve alors à son niveau le plus haut. Cette surpopulation, doublée d'une mauvaise hygiène, entraîna une épidémie de typhus qui se répandit dans tout le camp.
Ravensbrück aura été le plus grand camp de concentration pour femmes de l'histoire du IIIème Reich, et le second camp par la taille après Auschwitz-Birkenau.
Le 19 février 1945, alors que Guingamp est déjà libérée depuis six mois et que les Alliés occidentaux et soviétiques convergent le plus rapidement possible vers Berlin, Delphine MORLAIS est assassinée par gazage. Elle a cinquante-six ans.
Son corps, ainsi que celui de plusieurs milliers de codétenues, dont Léontine LE GALL, est incinéré. Ses cendres sont dispersées dans les eaux du lac Schwedtsee.
Le camp sera libéré les 29 et 30 avril 1945 par les troupes soviétiques dans leur route vers Berlin.
Jean-Marie RENAULT
8 mai 2023
Après le 8 mai 1945, il ne se trouvera que peu, ou pas, de membres de la famille MORLAIS pour se souvenir de Delphine et pour saluer la mémoire de cette résistante. Que sont devenus, depuis cette terrible journée d'août 1943, sa mère Jeanne, sa sœur Jeanne, ses frères Edouard et Pierre ?
Je tiens à exprimer toute ma gratitude à Mireille et à Maryse LE GALL, petites-filles de Léontine LE GALL décédée avec son amie Delphine MORLAIS au camp de Ravensbrück, sans qui je n'aurais pas découvert les conditions exactes de la mort de cette "grand-tante" jusqu'alors inconnue.
Le camp de Ravensbrück, été 1945
(photo Lysenko, arch. d'Etat de la Fédération de Russie)
"LE GALL née MORLAIS Delphine", monument au morts de Guingamp.
(photo JMR)
Gedenkbuch für die Opfer des Konzentationlagers Ravensbrück 1939-1945,
extrait p.373 (copie aimablement communiquée par Mireille LE GALL)
Sources :
Louis Pichouron, Mémoire d’un partisan Breton, Presses universitaires de Bretagne, 1969.
Alain Prigent, Notice LE GALL Delphine Anne Marie, Maitron, version mise en ligne le 12 juin 2011 : https://maitron.fr/spip.php?article137353
Repères généalogiques :
Mise en ligne : mai 2023