Delphine Morlais, épouse Le Gall, est une Résistante guingampaise encore très largement méconnue. Née en 1889, arrêtée chez elle par la police de Vichy en 1943, cette déportée politique sera assassinée par les nazis à Ravensbrück en février 1945.
Pour quel motif ? Pour avoir servi de planque à plusieurs reprises à des cadres du parti communiste clandestin en 1942 et 1943. Déportée politique sous le numéro 35234, elle est éliminée car jugée trop peu productive et donc inutile au fonctionnement du camp.
Ce n'est qu'en 2023 que je découvris son existence à l'occasion d'une recherche généalogique aussi inspirée qu'inexplicable, comme je l'ai déjà relaté.
Un long oubli familial...
Depuis son assassinat en 1945 jusqu'à l'année 2011, une chape de silence s'est abattue sur le souvenir de Delphine. Durant 66 longues années, la ville de Guingamp a tout ignoré de son existence, de son lent calvaire et de sa fin tragique au service de la Liberté.
Depuis août 44, tandis que Delphine et des milliers de femmes croupissaient et souffraient encore dans les divers blocks du camp de Ravensbrück, la population guingampaise était libérée du joug de l'occupant. L'esprit était à la joie et à la vie, et seules les familles de prisonniers ou de déportés portaient encore un lourd fardeau dont on parlait peu pour ne pas ternir la liesse générale.
Encore eût-il fallu, pour la mémoire de Delphine, disposer d'un socle familial local solide et entreprenant ainsi que d'une collectivité locale informée et disponible : autant de conditions dont notre Résistante ne disposait pas.
Veuve et sans enfants vivants, ayant perdu ses parents avant la guerre, Delphine avait des frères et sœurs qui avaient presque tous quitté la région de Guingamp. Seul restait Edouard, son jeune frère célibataire, qui était venu habiter avec elle rue de la Madeleine à la mort de leur mère.
Edouard s'inquiéta sincèrement du sort de sa sœur à la fin de la guerre, comme en témoigne une fiche de renseignements datée de 1945. Sans nouvelles précises et après un délai raisonnable, les frères et sœurs de Delphine finirent par demander que celle-ci soit déclarée morte. La justice rendit un jugement en ce sens à l'automne 1946, permettant aux ayant-droit de se répartir les modestes biens que leur sœur avait peut-être possédés. Et, surtout, de refermer une page.
Mais le suivi familial s'arrêta visiblement là : nul ne prit l'initiative d'une démarche mémorielle, d'une demande de reconnaissance au titre de la déportation ou de la Résistance. La guerre était finie, et tous souhaitaient passer à autre chose.
En 1967, au décès d'Edouard, la mémoire familiale locale s'éteignit définitivement.
... et une longue ignorance des pouvoirs publics.
Si la mémoire familiale finit par s'éteindre, aucun relais institutionnel n'apparût jusqu'en 2011. A bien des égards, cette ignorance d'alors reste aujourd'hui encore peu compréhensible. Pourquoi a-t-il fallu 66 ans pour que la Ville de Guingamp reconnaisse enfin la mort de Delphine Le Gall-Morlais et rédige à son sujet l'acte de décès tant attendu, sésame préalable à toutes les démarches mémorielles ?
Le jugement de 1946, reconnaissant la mort de Delphine en raison de sa haute probabilité, enjoignait au maire de Guingamp de mentionner son décès à l'état-civil communal, à une date arbitraire fixée en juillet 1946.
Rien ne fût fait alors par la Ville, pour des raisons qui échappent encore aujourd'hui à tous, y compris aux responsables actuels des services. Mais le triste résultat fût là : n'étant pas officiellement morte, Delphine ne put être qualifiée ni de "morte pour la France", ni de "morte en Déportation" durant plusieurs décennies.
Le nom de Delphine Le Gall-Morlais semblait alors devoir être définitivement oublié de tous, population et pouvoirs publics.
L'après-guerre et l'indifférence générale.
On serait tenté de chercher aujourd'hui les responsables d'hier, de pointer du doigt tel frère, telle sœur, tel maire ou adjoint, coupable de négligence et d'une inertie ayant fait obstacle à une juste reconnaissance du martyre de Delphine, enduré pour avoir cru à la Liberté.
Outre l'inanité d'une telle posture 80 ans plus tard, ce serait oublier l'état d'esprit de l'après-guerre au sein d'une population qui n'est alors pas outillée pour comprendre l'indicible.
Germaine Tillon, qui fut elle-même emprisonnée à Ravensbrück et qui en fut un des témoins les plus vifs, convient de l'abîme qui sépare, dans leurs témoignages, les rescapés de Ravensbrück du reste de la population. C'est le procès des responsables de ce camp, en 1946, qui lui fait percevoir cette insoutenable dimension.
"Nous ne pouvons rien reprocher aux juges anglais. Ils ont fait honnêtement leur métier de juges. Selon leur juridiction, selon les documents qui leur ont été fournis, ils ont condamné à mort et ils l'ont fait avec une justice absolument indéniable. Et cependant, nous ne pouvons dire aussi que le procès du camp de Ravensbrück -pas plus qu'aucune procès de camp- n'a été fait. Ce procès n'a pas été fait. Ce procès a manqué son but. Et le meilleur critère en est qu'il est tombé dans l'indifférence générale.
Eh bien, c'est cette indifférence qui nous a atteintes, plus douloureusement que n'importe laquelle des atrocités. Nos camarades qui sont mortes, dont il ne reste plus rien, avaient droit à un sentiment de tout ce qui peut représenter les honnêtes gens. Je ne veux pas parler de la haine et de la vengeance.
Nous n'avons pas tellement senti la haine et la vengeance. Nous avons éprouvé autre chose sous le ciel de la Baltique. Devant toutes celles qui souffraient et qui mouraient, quelque chose d'intense et de profond est monté dans nos cœurs. Et ce n'était pas la haine, et ce n'était pas la vengeance. C'était l'indignation. L'indignation, qui est comme un appel profond à la justice.
Justice ! C'est ce cri qui s'élève de tous ces charniers et kommandos, où ont péri des millions d'êtres humains, et de quelle tragique agonie !
C'est à cette justice, à ce sentiment de justice et d'indignation, que nous voudrions voir tous les honnêtes gens du monde s'associer.
Germaine Tillion, L'Allemagne jugée par Ravensbrück in Dialogues entre Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle Anthonioz, éd. Plon 2015.
L'indispensable flambeau associatif...
On doit au réseau associatif d'avoir pris l'initiative de signaler aux pouvoirs publics l'existence de Delphine et de son appartenance au réseau communiste clandestin de Résistance.
Dès les années 1950, le nom de la Résistante est gravé parmi tous les autres au monument aux morts de Guingamp. "Le Gall née Morlais Delphine" peut-on lire depuis en lettres dorées sur le granite gris et froid du monument.
Longtemps plus tard, le travail opiniâtre de quelques historiens s'empare du souvenir de Delphine. C'est la Fondation pour la Mémoire de la Déportation des Côtes d'Armor, présidée alors par Pierre Klein, qui paraît avoir repris un flambeau presque éteint en saisissant de nouveau le juge.
Ce dernier, dans un jugement rendu en 2011, ordonne au maire de Guingamp de transcrire sur les registres de décès de la Ville la mort de la Résistante le 19 février 1945 à Ravensbrück. Les services municipaux s'exécutant alors, Delphine est reconnue morte 66 ans après son assassinat. La porte d'une juste reconnaissance s'ouvre enfin.
... relayé en 2023.
La démarche associative de 2011 ne paraît pas avoir été poursuivie. Si une porte institutionnelle indispensable est alors ouverte, celle-ci n'est pas empruntée pour une raison inconnue, probablement liée au manque de temps et à la multiplicité des dossiers de Déportés.
Les services de l'Etat, notamment l'ONAC-VG, ne possèdent jusqu'en 2024 aucun dossier de demande de reconnaissance. Il reste à emprunter la voie ouverte et à tracer un sentier de justice.
S'il revient au hasard de mes recherches généalogiques d'avoir découvert en 2023 l'existence de Delphine, il va sans dire que le lien familial pèse peu au regard du sentiment d'injustice qui me frappe cruellement. La cousine de ma grand-mère cède vite la place à la Résistante politique qui est morte dans d'horribles souffrances, pour s'être battue à sa mesure pour la liberté de celles et ceux qui l'ignorent aujourd'hui.
Le flambeau a changé de main, soutenu par plusieurs historiens et associations. Depuis que je sais, je conduis un combat pour faire savoir au plus grand nombre, notamment dans l'espace public de la ville natale de Delphine.
En août 2024, Delphine eût enfin l'honneur d'être reconnue Morte pour la France. En 2025, elle sera reconnue Morte en Déportation.
2025, l'année charnière ?
La biographie de Delphine, encore incomplète, m'a permis de diffuser auprès des pouvoirs publics le parcours de vie et de mort d'une Résistante dont la mémoire était tombée dans l'ignorance.
Cette monographie et le projet qui la sous-tend, faire connaître Delphine Le Gall-Morlais, faire pérenniser sa mémoire dans l'espace public y compris auprès des plus jeunes, a reçu en 2025 des services de l'Etat le label du 80ème anniversaire de la Libération. J'y suis naturellement très sensible, pour Delphine.
Je suis également infiniment reconnaissant à Philippe Le Goff, maire de Guingamp, d'avoir été sensible à cet oubli profondément injuste. Le 27 avril 2025, et pour la première fois depuis la Libération, le nom de Delphine a été prononcé par le premier magistrat de la ville. Mieux, c'est presque l'ensemble de l'allocution du maire qui, en cette journée nationale de la mémoire des Déportés, a porté sur cette Résistante guingampaise presque inconnue.
Philippe Le Goff m'a également fait part de son ouverture à l'idée de dénommer une rue de Guingamp du nom de Delphine, en évoquant le quartier de la Madeleine auquel cette Résistante était très attachée. Si tel est le cas, comme je le pressens, c'est alors une immense réparation qui sera faite à cette Déportée politique auprès de laquelle nous avons une dette importante et collective.
Et s'il revient naturellement au maire de proposer et au conseil municipal de décider, le conseil que je pourrais proposer en tant que biographe serait de dénommer cette voie "Rue Delphine Le Gall-Morlais" plutôt que "Rue Delphine Morlais".
D'une part, Delphine a signé "Veuve Le Gall" sur sa déposition de 1943 au commissariat de police de Saint-Brieuc. D'autre part, ce serait rappeler indirectement le nom de son mari, Auguste Le Gall, reconnu mort pour la France en 1917, et dont tous les éléments mémoriels ont été perdus, jusqu'à sa propre tombe qui a été rasée en raison d'une probable venue à échéance, malgré les recommandations du Souvenir Français.
_____________
"C'est à cette justice, à ce sentiment de justice et d'indignation, que nous voudrions voir tous les honnêtes gens du monde s'associer".
Puissent ces propos puissants de Germaine Tillion résonner cette année dans le quartier de la Madeleine, et bien au-delà, pour toujours.
Jean-Marie Renault
Écrire commentaire