Je dois au plus grand des hasards d'avoir choisi de vous raconter ici, un 11 novembre, la vie d'un insoumis ! Lors de mon choix de I comme..., j'ignorais tout de la date à laquelle mon article paraîtrait.
Ce blog comprend par ailleurs de nombreux articles honorant, parmi mes ascendants, les morts et les blessés de la "Grande Guerre".
Cet insoumis, c'est Alexandre RENAULT, un frère de mon grand-père, né en 1868 au bourg du Gouray (Côtes-du-Nord, aujourd'hui Côtes d'Armor).
L'enfance d'Alexandre se déroule dans une maison encore visible aujourd'hui, auprès de ses parents et de ses huit frères et sœurs.
Comme toute la population rurale de la région à cette époque, Alexandre s'exprime uniquement en gallo mais se rend à l'école devenue récemment obligatoire pour y apprendre le français.
Il connaît de nombreux contes et légendes du pays gallo, et en raconte plusieurs à l'écrivain ethnologue Paul Sébillot de passage au Gouray en 1882, qui les transcrira plus tard dans plusieurs de ses ouvrages.
Mais l'attention d'Alexandre est attirée très tôt par des aventures bien éloignées de sa commune natale.
Les récits de la guerre de Crimée racontés par son père suscitent sa curiosité. Il réalise très jeune qu'il existe des populations et des paysages très différents de celles et ceux qu'il connaît au Gouray.
Son frère aîné Victor, de deux ans plus âgé que lui, quitte le domicile familial et se fait incorporer par la Marine Nationale, la "Royale".
Victor fera plus tard le tour du monde et découvrira notamment les côtes de l'Afrique, d'Indochine et d'Amérique du Sud.
Son frère cadet Emile, né deux ans après Alexandre, s'engagera à son tour dans la Marine. Son aventure sera hélas de courte durée, puisqu'il décèdera à l'âge de 19 ans parmi les siens après avoir contracté la fièvre jaune au retour d'un expédition en Afrique.
Quant aux sœurs d'Alexandre, Marie et Olympe, elle connaîtront également le dépaysement et l'éloignement du Gouray, ayant été employées quelque temps successivement chez un récoltant de vin dans la région de Cognac.
Le rêve américain lui vient sans doute des histoires de contrées éloignées qui le font rêver. Alexandre décide un jour de quitter son village natal et de découvrir l'Amérique vers l'âge de dix-huit ans, non pas en tant que marin de la Royale, car il n'a jamais été engagé volontaire, mais à titre plus personnel dans des conditions aujourd'hui inconnues.
En décembre 1887, il a 19 ans et habite alors à La Nouvelle Orléans au carrefour de la rue du Canal (Canal Street) et de la rue Cortès (Cortes Street), à la crèmerie Donnès où il loue un modeste logement.
Il correspond avec ses parents, s'enquiert des nouvelles du pays et promet de revenir. On dispose actuellement d'une seule lettre écrite par lui, qui témoigne de son affection et de sa proximité d'alors avec ses parents et le village du Gouray.
Extraits de la lettre d'Alexandre RENAULT à ses parents écrite à La Nouvelle Orléans,
en date du 13 décembre 1887 (cliquer pour agrandir).
Mais un évènement va cependant assombrir l'aventure américaine d'Alexandre. Il reçoit en effet l'ordre de rentrer en France pour y faire son "congé" comme on dit alors, c'est-à-dire son service militaire.
Dans la famille d'un grand blessé de guerre et dont deux fils sont eux-mêmes marins de l'Etat, on ne plaisante pas avec une telle obligation.
Alexandre hésite probablement. Il promet de rentrer prochainement, dès qu'il aura terminé son activité en cours. Sa mère lui fait savoir qu'elle rompra tout contact avec lui s'il ne se rend pas immédiatement à sa convocation.
Pour quelle raison Alexandre décida-t-il de rester aux Etats-Unis ? Quel qu'en soit le motif, sa situation est claire aux yeux des autorités militaires et le 24 novembre 1890, il est déclaré insoumis.
Feuillet matricule militaire d'Alexandre RENAULT,
le déclarant insoumis en novembre 1890 (cliquer pour agrandir).
Dans la famille, l'humeur va de la colère à la consternation. Il reste à Joseph, le père d'Alexandre, seulement 4 années à vivre, et la situation de son fils a jeté le trouble, sinon la honte, chez un ancien soldat pensionné de guerre qui ne peut rien préciser aux gendarmes qui sont venus en vain chercher son fils.
La honte de ce statut infamant de fils ou de frère d'insoumis, chacun la portera longtemps y compris auprès de certaines générations à venir.
Elle s'habillera de silence, de non-dit et de secret et il est révélateur que même le mot "insoumis" n'ait été redécouvert officiellement qu'en novembre 2020 à l'occasion de nouvelles recherches sur le devenir de cet "oncle d'Amérique".
S'il est banni de la famille, Alexandre est également très recherché.
Avant d'être déclaré insoumis, les autorités françaises sont parties à sa recherche, et c'est aux services diplomatiques qu'il revient de le retrouver sur le sol américain.
En mars 1890, le consul de France à Philadelphie croit savoir qu'Alexandre se situerait dans le secteur de Pittsburg et s'adresse au consul belge de cette ville pour savoir s'il ne disposerait pas de renseignements à son sujet.
Ce dernier communique alors à la presse locale un avis de recherche qui paraît le 14 mars 1890 dans le quotidien local The Pittsburg Dispatch sous le titre "Where is young Renault ?". On ne saurait mieux exprimer la question, qui sera reprise plus tard au sein de la famille Renault.
Le public est ainsi informé par le journal qu'un certain Alexandre Renault est recherché, sans en exposer le motif. "...asking the wherabouts of a young Frenchman named Alexander Renault" poursuit le communiqué, précisant que ce jeune "is supposed to be in or near Pittsburg. He is native of Gourey, on the north coast of France", traduction maladroite de "Côtes-du-Nord, France".
Ces éléments ne laissent planer aucun doute sur l'identité de la personne recherchée.
"Where is young RENAULT ?", in Pittsburg Dispatch, 14 mars 1890
A l'évidence, les autorités françaises ne retrouvèrent pas Alexandre en 1890 et, pour cette raison, durent le déclarer insoumis.
Alexandre ne se présentera jamais aux convocations ultérieures et fut de nouveau déclaré insoumis en janvier 1909.
Convoqué pendant la guerre à se présenter au 74ème régiment territorial en novembre 1916, il ne se rend pas davantage aux autorités militaires. Déclaré une troisième fois insoumis en mars 1917, il est atteint par la prescription et définitivement rayé de l'insoumission le 7 septembre 1921.
Le temps a passé. Nul ne sait ce qu'a pu penser mon grand-père Jean-Baptiste RENAULT de l'attitude de son frère, lui qui avait frôlé la mort à l'automne 1915 sur le front de Champagne.
Il était possible pour Alexandre de revenir en France après 1921 sans risquer de poursuites militaires. Ses parents étaient décédés, et de sa fratrie il ne restait plus que son frère Jean Baptiste établi à Trémeur et sa sœur Angèle, qui, seule, restait encore présente dans le village natal du Gouray.
Restait, bien sûr, le regard éventuellement désapprobateur des anciens amis, dont beaucoup de blessés ou de frères et sœurs de morts à la guerre...
Etait-ce cette appréhension, ou plus probablement une vie désormais ancrée sur le sol américain ? Alexandre RENAULT ne revint jamais, et "Where is young Renault" est une question toujours d'actualité même si, 130 ans plus tard, on peut sans doute retire l'adjectif "young".
La prescription militaire s'est depuis longtemps doublée d'une prescription familiale, et nous sommes nombreux à rêver aujourd'hui de retrouver un jour la trace de notre grand-oncle américain et de ses éventuels descendants.
Jean-Marie Renault
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Joelle (lundi, 11 novembre 2024 11:20)
Peui-être Alexandre se sentait-il plus américain que français s'il avait une famille en Amérque ? La honte du retour au pays paraît une possibilité...