"La Triomphante" et nos deux aïeux

La Marine et ses navires de guerre ont largement employé nos ancêtres durant la seconde moitié du XIXème, jusqu'à la première Guerre Mondiale.

Pour des fils de familles nombreuses souvent très pauvres, la "Royale" constituait une aubaine dont ont profitée bon nombre de nos ascendants.

 

Par un hasard inattendu, deux de nos aïeux ont embarqué sur la Triomphante, magnifique cuirassé de la fin du XIXème siècle.

 

 La Triomphante, cuirassé en service de 1879 à 1903.

 

Dans les années 1890, les familles Renault et Le Baill ne se connaissaient pas encore. La première habite au Gouray, localité rurale du Mené située au sud de Lamballe (Côtes d'Armor), tandis que la seconde réside à St-Pierre-Quilbignon près de Brest.

 

La Triomphante est un bâtiment majestueux, conçu pour sillonner toutes les mers du Monde. Doté de 13 canons et long de 80 m, ce cuirassé est un des fleurons de la Marine, taillé pour intervenir loin de la métropole, sur les côtes des colonies les plus éloignées.

 

En d'autres termes, quand la Triomphante appareille, ça n'est pas pour faire trois fois le tour de la rade de Brest ou de Toulon : elle emmène ses 380 membres d'équipages pour des campagnes de 18 à 24 mois, vers des destinations qui marqueront durement la vie des marins et de leurs familles.

 

Pendant un an et demi à deux ans, voire davantage, les matelots et les gradés quittent leurs fermes familiales ou les petits commerces urbains. Certains d'entre eux, ayant laissé au pays leur femme enceinte, feront la connaissance de leur enfant à leur retour, alors que celui-ci parle ou marche déjà.

 

Jean LE BAILL, premier maître canonnier et Victor RENAULT, quartier-maître timonier.

 

C'est Jean LE BAILL qui embarquera le premier à Toulon sur la Triomphante, laissant à terre pendant 26 mois dans leur maison de St-Pierre-Quilbignon, du 28 mars 1892 au 18 mai 1894, sa femme Jeannie et son fils François, alors âgé de 2 ans.

 

 

Jean LE BAILL et Victor RENAULT, embarqués sur la Triomphante.

 

 

A 37 ans, Jean est un canonnier expérimenté. Son adresse au tir au canon et la qualité des services rendus l'ont promu premier-maître en décembre 1889.

Sa longue campagne le conduira en Extrême-Orient, de l'Indochine au Japon : cette aventure sera racontée prochainement sur le site.

 

Le 18 mai 1894 au matin, la Triomphante de retour de Chine et du Japon approche avec son escorte de la Pointe St-Matthieu, longe la côte du Léon où la foule des curieux s'est amassée, puis s'engage dans le goulet de Brest, lorsque résonnent à travers la rade et la ville les canons du port qui saluent son arrivée.

 

L'équipage au grand complet se tient sur le pont et dans les mâts : il s'agit de faire bonne figure devant l'amiral et le préfet maritime qui attendent sur le quai, mais également devant la foule des badauds et les innombrables familles venues accueillir leurs fils ou frères après plus de deux ans d'absence.

 

Dans les flancs du cuirassé, les souvenirs d'Extrême-Orient remplissent les malles des marins et remplacent, dans les cales, les munitions dont le niveau a fortement baissé pendant les combats contre les "Pavillons Noirs", présentés comme des brigands qui écumaient la baie d'Ah-Long : les porcelaines de Canton et de Yokohama ont pris la place des obus.

 

Moins de deux mois suffisent à la maintenance du bâtiment, à quelques réparations légères et à l'approvisionnement en charbon et munitions :  la Triomphante reprend la mer et s'engage dans l'Atlantique pour une nouvelle campagne en Indochine, en Chine et au Japon.

 

Mais alors que Jean LE BAILL jouit parmi les siens d'un repos bien mérité, c'est Victor RENAULT, le frère de notre grand-père Jean Baptiste (qui a alors 14 ans) qui prendra place à bord du grand cuirassé.

 

Victor a 28 ans, il est célibataire et habite chez ses parents au Gouray, qui reçoivent sa solde. Plus jeune que Jean, Victor est aussi moins expérimenté mais ses mérites en technique de timonerie lui ont déjà valu le grade de quartier-maître.

 

Il embarque à Toulon le 10 juillet 1894 à bord du Comorin pour rejoindre le 14 août la Triomphante qui mouille dans le port de Saïgon.

Durant son trajet vers l'Indochine, il apprend la mort de son père Joseph le 25 juillet. Embarqué pour près de deux ans, il ne peut serrer dans ses bras ni sa mère, ni ses frères et sœurs.

 

La Triomphante qui fait escale à Saïgon poursuit alors sa route dans les mers du sud.

 

Ce cuirassé, sur lequel Victor passera 18 mois, restera encore durablement en Extrême-Orient, la présence militaire française étant jugée nécessaire dans cette partie du Monde.

 

Le 5 février 1896, Victor quitte la Triomphante pour regagner la France à bord du Douro et débarque à Marseille le 3 mars. Il est caserné durant un mois au 5ème dépôt à Toulon sans pouvoir rentrer au pays, puis embarquera à  bord du Iéna

 

En reconnaissance des services qu'il a rendus durant sa campagne sur la Triomphante, Victor est promu second-maître à l'occasion de son retour à terre.

 

Peu à peu, il s'éloigne du Gouray et s'habitue au mode de vie méditerranéen. Il n'a pas pu assister au remariage de sa sœur Marie en 1895 alors que son bâtiment sillonnait les eaux d'Extrême-Orient, et beaucoup d'évènements familiaux auront lieu désormais en son absence.

 

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Le neveu de Victor, Jean RENAULT, et la petite-fille de Jean, Marie LE BAILL, s'épouseront à la mairie du 6ème arrondissement de Paris le 12 août 1944, alors que les combats feront rage une semaine plus tard pour libérer la capitale.

Par prudence, le mariage religieux de Jean et Marie se tient à la crypte de l'église N-D des Champs, pour limiter les risques en cas de bombardement éventuel : la seconde guerre mondiale touche bientôt à sa fin en France.

 

Victor RENAULT et Jean LE BAILL, qui ne sont jamais connus mais qui se sont succédés sur la Triomphante et peut-être croisés dans les ports de Brest et de Toulon, deviendront alors par ce mariage des aïeux d'enfants à venir.

 

Ainsi va la vie par le jeu des rencontres, au-delà des époques et des territoires.

 

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